Nikos Kachtitsis
"Le Héros de Gand" ou l'homme fragilisé
di Lakis Proguidis

Le roman Le roman du XXe siècle a ses grands morts: des écrivains dont l'œuvre n'a commencé à vivre véritablement qu'après leur trépas : Kafka, Walser, Pessoa, Gombrowicz… la liste est longue. Il faudra peut-être y ajouter, un jour, Nikos Kachtitsis. Son œuvre est relativement mince compte tenu de son immense originalité. Mais ce qu'il a accompli suffit largement à nourrir notre curiosité et à nous persuader que Nikos Kachtitsis a créé une vision de l'homme moderne que le monde contemporain ne se lasse pas de confirmer.
D'où vient Kachtitsis ? Il est difficile de tracer en quelques lignes son itinéraire esthétique. Lui-même se réclame de la poésie anglaise – sa première œuvre est un recueil de poèmes en anglais –, d'Alexandre Papadiamantis, de Shikiba Murasaki et de Kafka. Papadiamantis, à la fin du XIXe siècle, est le prosateur du christiano-paganisme grec, Murasaki, au Xe siècle, est l'auteur de la première éducation sentimentale à la cour impériale japonaise. Disons qu'avec les ingrédients provenant de ces quatre points cardinaux Kachtitsis a concocté une œuvre d'une extrême précision, toute parcourue d'érotisme (dans le sens païen du terme), de finesse et d'onirisme. Mélange de toute évidence indispensable à l'apparition de l'homme kachtitsien.
Le Héros de Gand est d'une certaine manière la suite de L'Hôtel Atlantic. Je dis d'une certaine manière car, dans Le Héros de Gand, Kachtitsis traite de faits qui précèdent dans l'ordre chronologique ceux de L'Hôtel Atlantic.
Le premier roman, assez court, est le récit à la première personne d'un certain S. P. installé dans un pays d'Afrique. Le deuxième,
Le Héros de Gand, s'ouvre avec l'appel que l'éditeur a lancé pour identifier cet extravagant S. P. et connaître son histoire. À cet appel répond celui qui sera le narrateur du roman. Il prétend avoir deviné qui se cache derrière les initiales S. P. et envoie à l'éditeur un manuscrit consacré aux jours et aux œuvres de Stoppakios Papengous. D'après le narrateur, donc, S. P. alias Stoppakios Papengous était le fils unique d'une famille d'industriels à Gand, au service de laquelle son père travaillait comme cocher, habitant dans une maison annexe de la somptueuse demeure familiale des Papengous. À la fin, malgré quelques faibles insinuations, rien ne prouve que le S. P. d'Afrique est la même personne que Stoppakios Papengous. Quoique la ville de Gand du roman n'ait que le nom de la Gand réelle, quoique les références historiques fassent défaut, les objets, les gestes et les sensations, subtilement intégrés dans l'œuvre, nous permettent de situer l'action dans une grande ville européenne pendant les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. D'ailleurs, la plus grande qualité de l'art de Kachtitsis consiste peut-être en sa capacité de rendre l'atmosphère d'un lieu précis et d'une époque historique sans avoir recours aux indices pour ainsi dire extérieurs à la matière littéraire. Comme si la quintessence d'une époque reposait davantage dans la langue que dans les événements retenus par l'histoire.
La fresque de la vie des Papengous est confiée à un peintre plutôt rancunier, ouvertement hostile à son modèle et souvent de mauvaise foi. Le fils du cocher, plus jeune que Papengous, est-il son rival dans les affaires du cœur, son esclave, pour se souvenir du fameux couple hégélien, ou tout simplement un escroc qui a des visées sur la fortune des Papengous ? Toutes les suppositions sont valides mais aucune n'est privilégiée par le romancier. Et si le réquisitoire du narrateur était sincère ? Si son indignation permanente devant les comportements de son héros était justifiée ? En effet, il semble que ce qui le met en colère, c'est le fait que Papengous est de mèche avec l'ennemi de leur patrie. Quel ennemi ? Là-dessus aussi aucun indice sûr. Probablement l'Allemagne. Le biographe autoproclamé de Papengous est persuadé de ses rapports avec les services secrets d'un pays qui menace la paix du continent. Mais même cette accusation de traîtrise ne correspond à aucune réalité concrète.
Le Héros de Gand est un roman composé de mille ruisseaux qui ne vont vers aucun fleuve, d'un tas de sentiments de culpabilité qui ne donnent accès à aucun péché nommable, d'une activité surprenante détachée de tout but et d'une accumulation d'hypothèses (psychologiques, psychanalytiques, socio-historiques et métaphysiques) qui restent sans réponse. S'agit-il pour autant d'un roman sans unité et, par conséquent, sans raison d'être ? Détrompons-nous : tout se tient.
On dit souvent qu'avec la Première Guerre mondiale l'histoire de l'humanité a été divisée en un avant et un après. Mais comment passe-t-on de l'« avant » à l'« après » ? Certes, il y a la guerre généralisée qui explique tout. Mais juste avant cette guerre de tous les changements, que se passait-il ? Se préparait-on à une catastrophe d'une telle ampleur ? Quand on écrit après coup, quand on vit dans l'« après », on ne peut concevoir, semble-t-il, la période qui a précédé l'effondrement de la civilisation occidentale que comme une période de décadence ou de troubles. C'est qu'on vit toujours dans les effets de cet embrasement. C'est qu'on n'a pas arrêté de subir les conséquences du conflit qui a changé la face du monde. C'est, principalement, que la littérature de l'« après » respecte trop la mémoire historique.
Tout autre est le cas de Kachtitsis. Celui-ci installe son observatoire dans l'« avant ». La guerre n'aura pas lieu. Alors, que se passe-t-il ? Rien. La vie continue, paisible et agréable : amours, intérêts, ambitions. Tout est normal, sauf ces minces, ces négligeables fêlures dans l'âme. L'âme, on le sent à peine, commence à se fissurer, à se déstabiliser, à perdre sa consistance, ses contours et à trembler légèrement en annonçant on ne sait quel grand séisme.
Je viens de dire que Kachtitsis installe son observatoire dans l'« avant ». Pour être précis, il faudrait plutôt dire qu'il installe cet « avant » en nous, lecteurs du début du XXIe siècle. Un siècle entier sépare l'époque dont parle le roman de la nôtre. Cependant, le héros de Gand est d'une certaine manière le héros le plus représentatif de notre temps : dans son âme, imperceptiblement déconstruite, commencent à se cristalliser les caractéristiques d'une grande mutation anthropologique. Les manuels d'histoire nous assurent que, avec la Grande Guerre, cet « avant » a pris fin. Kachtitsis nous ramène aux abysses de l'âme, là où se prépare toujours le pire. Ajoutons que Kachtitsis n'a pas fait une œuvre de laboratoire. Avec les péripéties rocambolesques de Papengous – entre autres, un inoubliable survol de l'Europe en montgolfière – et les soupçons jamais fondés de son biographe, nous rions. C'est une farce. Mais, peut-être cette farce est-elle la dernière.

condividi