Pour O. V. de Lubicz Milosz
Questions à un traducteur
de Massimo Rizzante

Quelles sont les raisons qui vous ont fait choisir Milosz ?

Parlons de chronologie tout d'abord !
Sinfonia di novembre e altre poesie est sorti en Italie, en 2008. Début 2007, mon travail de traduction a commencé. Il a duré environ un an. Au printemps 2006, à Paris, j'ai rencontré, chez lui, Milan Kundera. Il était en train de rassembler les matériaux de son dernier essai, Une rencontre, que je devais traduire en italien et qui devait être publié en 2008.
Comme d'habitude, nous bavardions de choses et d'autres, à bâtons rompus, quand tout à coup la conversation aborda la poésie. Or, depuis la publication de son roman,
La Vie est ailleurs, Kundera passe souvent pour un ennemi de la poésie. Totalement inexact ! Son aventure littéraire a commencé par la poésie. Pendant sa jeunesse, il a traduit de nombreux poètes français. Quand il vivait à Prague, il comptait beaucoup de poètes parmi ses amis. Ainsi Jan Skácel, peut-être le plus grand poète tchèque du XX siècle. Octavio Paz faisait partie de ses amis les plus chers. C'est alors que je lui montrai l'esquisse d'un livre que j'avais en tête et dont le titre provisoire était : Anthologie des poètes perdus. À ce moment-là, éclair dans sa mémoire et, d'une façon inattendue, il me dit : « Connais-tu Oscar Milosz, le Grand Étranger ? » « Pas vraiment », lui répondis-je. « Tu sais, j'avais 16 ans et je lisais des revues littéraires. C'est là que j'ai découvert pour la première fois son nom. Personne ne le connaissait. Un poème surtout m'a ébloui. À l'époque, je l'avais même appris par cœur ! »
Ce poème, c'était la
Symphonie de novembre.

Comment vous êtes-vous préparé à cette tâche ?

Comme un humble élève qui prépare ses devoirs ! J'ai lu ses poèmes, ses écrits en prose, ses romans, ses « mystères », ses lettres, tout ce que j'arrivais à trouver. Mieux : à déterrer…
En effet, comme je devais assez vite le constater, l'œuvre d'Oscar Milosz, en Italie, avait été enterrée, d'abord par les croque-morts du modernisme universitaire qui étaient passés à côté de ce « retardataire », puis par les clercs de la rhétorique spiritualiste qui avaient fait de Milosz un champion de la conversion au catholicisme (en 1977, on avait publié ses « mystères »). En somme, dans les terrains vagues où le corpus de l'oeuvre oubliée de Milosz avait été enterré, on entrevoyait, dans le brouillard, la mince silhouette de Miguel Mañara. Et une croix. Presque rien d'autre !
En 1946, pour une petite revue littéraire, Eugenio Montale avait traduit « La Berline arrêtée dans la nuit » et, en 1948, il introduira ce poème dans ses
Quaderni di traduzioni. En 1950, Tommaso Landolfi et Mario Luzi avaient édité une Anthologie de la poésie lyrique française où ils avaient donné à Milosz une place remarquable. Mario Luzi, en 1960, dans une autre anthologie intitulée L'idea simbolista, avait accueilli, parmi les poètes français, la traduction de « La Berline » de Montale.
Certes, il y avait les livres de son « cousin » Czeslaw, notamment
Une autre Europe – publié en Italie en 1985 – et La Terre d'Ulro – ouvrage sorti en 2000. En italien, le seul essai valable sur l'œuvre de Milosz est celui d'Elettra Bordino Zorzi, L'altro della parola in O. V. de L. Milosz, publié en 1999.

Comment avez-vous procédé pour opérer un choix parmi les poèmes ?

Aucune « tradition » italienne de traduction, le poème traduit par Montale mis à part ! Ce n'est pas comme pour Baudelaire ou Apollinaire. Je priais donc dans le désert et il n'y avait même pas de diables tentateurs… J'étais libre de tomber dans n'importe quel péché ! D'un côté les deux volumes des Poèmes publiés par André Silvaire, dont les textes avaient été établis par Jacques Buge, de l'autre les éditions Figuière (1919), Fourcade (1929) et Mirages (1937), toutes trois très importantes. Enfin, les poèmes de jeunesse du Cahier déchiré, sortis avec retard du feu du temps.
Je choisis quelques critères très simples : la chronologie, la présence d'un bon nombre de poèmes tirés des recueils publiés par l'auteur, la sélection de tous les poèmes qui, en France et ailleurs ont été retenus dans les anthologies de la poésie du XX siècle. Grâce à quelques amis, je suis arrivé à avoir des informations de Pologne, de Lituanie, d'Allemagne, d'Espagne, du Portugal…
À noter, deux ouvrages remarquables : l'anthologie en anglais, éditée par Christopher Bamford avec une introduction de Czeslaw Milosz (1985) et l'anthologie éditée par Jean-Baptiste Para, préfacée par Jean Bellemin-Noël (1999).


À quelles difficultés vous êtes-vous heurté ?

On dit d'une traduction ou bien qu'elle est fidèle ou bien qu'elle est belle !
J'ai voulu être fidèle à la langue française de Milosz et faire sentir la beauté de ses vers. Voilà la grande difficulté. Car la beauté de ses vers dépasse la frontière de la tradition poétique de langue française. C'est évident : même si, à 12 ans, Milosz était déjà à Paris au lycée Janson-de-Sailly, il n'a jamais oublié son enfance lituanienne.
Secundo : comme tous les poètes déracinés qui ont écrit dans une langue différente de leur langue maternelle, Milosz a peuplé ses poèmes d'images qui sortent d'un passé oublié et qui enracinent, d'une façon inattendue, les mots français dans une terre étrangère, une terre jamais vue.
Tertio : la langue maternelle de Milosz est un problème. Le polonais de ses parents et de son précepteur, certes. Toutefois, il a aussi entendu parler le russe qui était la langue du pays, et le yiddish de sa mère juive, et le français de sa gouvernante, et le lituanien des paysans. Même s'il n'avait jamais appris à parler ces langues, elles l'ont habité depuis l'enfance.
Quarto : Milosz n'a jamais renié cet héritage de croisements de sang et de langues. Des notions comme celle de nation ou de patrimoine national ne l'ont jamais fasciné. Il connaissait le cortège de violences, de massacres, de trahisons qu'elles apportent aux hommes.
Parfois, je pense que son français est une langue franche, un instrument pour accéder à l'universel, pour n'abandonner aucune de ses provinces linguistiques, une
langue-exil pour résister à l'exil spirituel de l'homme du XX siècle qui n'est plus capable d'hériter de tout son passé.
Pour le reste, il y a eu des difficultés techniques, comme toujours : se documenter sur les noms (que signifie « Nihumîm » ?) ; transformer parfois un alexandrin en un vers de onze syllabes ; quand le texte français le demandait, trouver en italien une rime ou au moins une assonance (souvent je n'ai pu trouver ni l'une ni l'autre) ; trouver une périphrase, quand je n'arrivais pas à donner en un seul mot italien le mot français.
La traduction est un art. Comme tous les arts, c'est une affaire très concrète. Disons, du bricolage. Je suis tout sauf un de ces théoriciens de la traduction – la science en question s'appelle
traductologie – qui ont commencé à envahir les campus universitaires et les stages de communication, au moment où les écrivains ont abandonné la place, et la traduction littéraire est devenue un business. On apprend à traduire, comme on apprend à écrire un poème, un conte, ou un roman. Les jeunes se précipitent. Ils payent le maître-traducteur. Ils deviennent des professionnels de la traduction. Résultat : ils découvrent le déjà connu. Or, le traducteur véritable est un découvreur de découvertes.

Y a-t-il des images dont vous n'avez pas trouvé d'équivalent dans la langue italienne ?

On peut toujours trouver des équivalents. Ce que j'aime beaucoup chez Milosz, et qui a été difficile à rendre en italien, est ce que j'appelle le court-circuit du champ terrestre et du champ supraterrestre – court-circuit que l'on trouve à partir des Éléments jusqu'à des poèmes comme « La Berline arrêtée dans la nuit ». Dans l'espace très réduit d'un quatrain, parfois même d'un seul vers, le regard du poète est attiré par des lieux qui semblent ne pas faire partie de notre monde et qui, en même temps, sont peuplés de personnages et de détails de la vie quotidienne. Prenons le poème « H », premier quatrain :

Le jardin descend vers la mer : jardin pauvre, jardin sans fleurs, jardin
Aveugle. De son banc, une vieille vêtue
De deuil lustré, jauni avec le souvenir et le portrait,
Regarde s'effacer les navires du temps.


Même si l'on ne saisit pas toutes les allusions bibliques, même si l'on ignore la dette de Milosz envers Swedenborg, on ressent tout de suite que ce « jardin aveugle » n'est pas
seulement un lieu humain (terrestre). Dans le deuxième vers toutefois, la présence de cette « vieille vêtue » de son deuil qui, « de son banc », montre le portrait d'un défunt (son mari ? son enfant ?), rétablit immédiatement l'ordre humain de la scène. Mais, cette dimension est à nouveau transcendée dans le troisième vers, quand la vieille regarde « s'effacer les navires du temps ».
Même constatation dans le deuxième quatrain. Cette fois, il s'agit de l'ordre naturel, pour Milosz, miroir de l'ordre céleste. Une ortie « velue et noire de soif » et un « oiseau » qui pépie dans un buisson contribuent à souligner la « terrible paix des hommes sans amour ». Ce genre de court-circuit formel trouve sa justification existentielle, notamment entre la fin du troisième quatrain et le début du quatrième quand, dans la scène, se fait entendre la voix du poète :

Moi, corps et esprit, je suis comme l'amarre
Prête à rompre. 


La situation du poète est celle de quelqu'un qui est en train d'abandonner le jardin des hommes pour accéder à un autre Jardin. Il est encore dans l'indécision : son amour pour les hommes lutte avec sa conscience, comme il le dira vers la fin du poème, avec ces voix qui « ne viennent plus des choses ». La vieille « vêtue » de son deuil humain, avec son portrait, le regarde, mais le Jardin de l'au-delà est déjà à l'horizon.


Avez-vous cherché à rester proche des rythmes des poèmes, de leurs sonorités ?

Bien sûr ! Mais, on le sait, la musique d'un poème est ce qui est le plus difficile à reproduire. Ce que j'ai voulu ne pas perdre, c'est surtout une certaine tonalité qu'on trouve dans les Symphonies, mais aussi dans des poèmes comme Nihumîm, ou dans ceux qui forment le recueil Adramandoni. Voici un exemple tiré de la « Symphonie inachevée » :

Le dernier soir était venu et avec lui la fièvre
L'insomnie et la peur. Et je ne pouvais pas me rappeler ton nom
La garde était sans doute allée au presbytère
Car la lanterne n'était plus sur l'escabeau.

Tous nos anciens serviteurs étaient morts ; leurs enfants
Avaient émigré ; j'étais un étranger
Dans la maison penchée
De mon enfance.


D'où vient cette tonalité ? Le poète lui-même nous en donne l'explication : un étranger revient dans la maison de son enfance. Cette tonalité allie la familiarité à l'étrangeté, le passé connu et terrestre à un futur inconnu et supraterrestre dont les détails concrets sont cependant ceux que l'on a connus autrefois :

Ce sera tout à fait comme dans cette vie. La même chambre.

Le poète se souvient de son passé, mais la tonalité n'est pas élégiaque. Notre enfance est ce qui nous attend, notre seule patrie. Le souvenir nous libère de notre étrangeté, de notre présent d'exilés, et nous familiarise avec le retour à l'avenir.


Ce qui vous semble le plus « intraduisible » chez Milosz ?

Je ne peux pas répondre à cette question. Car je n'aime pas donner du poids à ce qui n'est pas humain. L'art est fait par des hommes pour les hommes.

Avez-vous traduit d'autres poètes ?

Je ne suis pas un traducteur professionnel. Pour vivre, j'enseigne. Je n'accepte pas les commandes et les diktats des maisons d'édition. Je ne me sens pas non plus un envoyé spécial de la Culture dont la tâche serait de faire connaître aux lecteurs italiens les richesses oubliées de la poésie étrangère… En Italie, on lit très peu. On est très catholiques. Et moi, je ne suis pas un missionnaire ! J'ai traduit et publié deux livres de Milan Kundera, Le Rideau et Une Rencontre. Traductions nées de notre rencontre et le rideau n'est pas encore retombé… Grâce à cette rencontre et à mon désir de découvrir une terra incognita, j'ai traduit et publié les poèmes d'Oscar Milosz. En tant que poète, j'aime introduire dans mes recueils des traductions d'autres poètes (Seferis, par exemple, ou bien Crnjanski). Je conçois un recueil de poèmes comme un zibaldone, un carnet où l'on peut trouver des vers, de la prose, des pages de journal, des dialogues, tous les registres formels. Donc, aussi des traductions.

Seriez-vous tenté par la traduction d'une autre œuvre de Milosz ? Laquelle ?

Je pense que quelqu'un devrait traduire et publier en Italie au moins L'Épître à Storge, éventuellement Ars Magna dont l'Épître fait partie. Bien sûr, il faudrait accompagner ces textes d'une longue note. Mais je crains qu'il faille attendre très longtemps ! Peut-être notre temps s'est-il trop éloigné de Milosz pour entendre le « terrible et beau murmure » des sages abeilles qui nous enseigne la langue oubliée de ses livres. Notre adhésion inconditionnelle à la rapidité et à la consommation de l'être n'a rien à voir avec sa conception de l'être en tant que Mouvement éternel, enfant de l'Immobilité.

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